enseignant de sociologie et d’anthropologie à l’université d’Ottawa au Canada.
Interview réalisée par Nadine Ndjomo
Dans votre ouvrage intitulé : « le système LMD : une instrumentalisation occidentale ? », édité par l’Harmattan, vous situez la genèse du système LMD dans l’antiquité Gréco-romaine. Vous nous expliquez ?
La marchandisation de l‘enseignement supérieur consacrée par la réforme Licence-Master-Doctorat – est le prolongement du système capitaliste impulsé par les économistes du XVIIIe-XIXe siècle comme Adam Smith par l’entremise de son ouvrage “Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations” (en anglais, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations); et David Ricardo à partir de son livre “Des principes de l’économie politique et de l’impôt” (en anglais, On the Principles of Political Economy and Taxation). Dans ces livres qui deviendront les fondements des sciences économiques et financières contemporaines, les deux auteurs développent l’idée d’un ordre naturel, le « système de liberté naturelle », résultant de l’intérêt individuel se résolvant en intérêt général par le jeu de la libre entreprise, de la libre concurrence et de la liberté des échanges. Bref, l’idée que l’enrichissement individuel, la recherche du profit personnel à travers la privatisation des entreprises publiques, conduit à l’épanouissement collectif et global de la société. Ainsi, l’État, ou l’église en ce temps, devait reculer (en suspendant ses subventions par exemple) au profit d’une “main invisible” représentée par les lois de l’offre et de la demande, pour laisser les citoyens compétir et se combattre dans le marché (financier par exemple) afin que triomphe la loi du plus apte (en égoïsme). L’on aboutit fatalement à l’idée de la “sélection des espèces” impulsée par Charles Darwin et à l’eugénisme ou épuration ethnique. Désormais, c’est la loi du plus fort économiquement d’abord, puis politiquement et enfin intellectuellement qui prime. On n’est pas étonné que malgré la brillante contribution des penseurs des “lumières” à l’humanité, comme Emmanuel Kant, John Locke, Jean-Jacques Rousseau, qu’ils soient des témoins passifs voire actifs du racisme, de la traite négrière et du colonialisme qui étaient pratiqués à cette époque. Le capitalisme a connu son essor avec les “progrès” scientifiques et techniques du XVIIIe-XIXe siècle, mais ses racines se trouvent enfouies dans l’antiquité gréco-romaine qui a été ressuscitée à travers le mouvement de la Renaissance en Europe de l’Ouest. Par conséquent, le système LMD poursuit une logique de suprématie raciale entamée depuis l’antiquité gréco-romaine se matérialisant sur le plan politique par le modèle démocratique occidental, sur le plan économique par les institutions de Bretton woods (Banque Mondiale, Fonds Monétaire International, le Forum de Davos, etc.) et sur le plan scientifique par la conversion des Universités – centres de savoir- en entreprises, structures génératrices de revenus- centres de l’avoir.
Plus loin, vous convoquez les déclarations de la Sorbonne qui date de 1998, celle de Bologne en 1999, Prague 2001, Berlin 2003, Bergen 2005, Londres 2007, Louvain-la-Neuve 2009, pour appuyer votre argumentaire. Pourquoi ?
Justement. Nous montrons que, pour mettre sur pied leur plan d’imposition de la conversion des universités en entreprises génératrices de revenus, il y a eu des concertations politiques entre les dirigeants européens dont l’une des plus fondamentales est celle de Bologne. Le processus de Bologne est un processus de rapprochement des systèmes d’études supérieures européens amorcé en 1998 et qui a conduit à la création en 2010 de l’espace européen de l’enseignement supérieur, constitué de 48 États. Cet espace concerne principalement les États de l’Espace économique européen ainsi que, notamment, la Turquie et la Russie. Les études supérieures en Afrique et celles de l’ancienne Union soviétique ont aussi été réformées en raison des liens historiques, politiques et linguistiques qui unissent certains pays avec leur zone d’influence. Amorcé en 1998 par la déclaration de la Sorbonne du 25 mai 1998, le processus de Bologne vise à faire de l’Europe un espace compétitif à l’échelle mondialisée de l’économie de la connaissance. Il n’y aurait pas de mal à harmoniser nos acquis pour l’épanouissement de l’humanité, mais ce qui semble regrettable, c’est cette propension à tout commercialiser, à tout marchander, à chercher du profit sur tout- sur la vie, sur la mort, sur l’être et le non être-
Dans un entretien accordé au quotidien Camerounais Mutations, en 2009, le Pr Feudjio, vice-recteur chargé de l’enseignement et responsable de la « mise en place du système LMD » à l’université de Yaoundé II, affirmait que « le système LMD est une chance pour l’université, une chance d’ouverture à l’extérieur, vers un monde professionnel ». Quel est votre avis ?
Évidemment. Il n’était d’ailleurs pas le seul. Le ministre de l’emploi et de la formation professionnelle Issa Tchiroma Backary en affirmant de manière péremptoire que les étudiants qui s’inscrivent dans des filières comme l’histoire ne trouveront pas un emploi à la fin de leur formation, est aussi influencé par la pensée de la marchandisation de l’enseignement supérieur. Je me souviens aussi du ministre de l’enseignement supérieur Jacques Fame Ndongo qui, à grand renfort de publicité, présentait le système LMD comme le gage de l’employabilité certaine guidée par le principe d’un étudiant un emploi. Près de 20 ans après cette propagande, tout le monde peut voir où nous sommes parvenus en termes d’employabilité et de compétitivité.
Mon avis est que, comme d’habitude, en contexte de néo-colonialisme, l’Occident a réfléchi pour nous, et nous impose sa pensée sans tenir compte de nos réalités et de nos besoins internes. Nos dirigeants qui servent d’abord les intérêts exogènes se sont occupés de faire le reste du travail pour nous imposer un prêt à porter taillé sur mesure de l’Occident. Finalement, il même le projet de conversion des universités en entreprises n’a pas abouti, car sous financé. Et l’Europe elle-même s’est retrouvée dans des difficultés internes à l’instar du Brexit, le conflit Ukraine/Otan contre Russie qui la conduisent à un recroquevillement sur elle. Parachutées en plein vol, nos universités suffoquent et survivent par la création de “formations diplômantes », de certificats en tout et en rien, l’essentiel étant de calmer les consciences de celles ou ceux qui veulent clamer haut et fort d’avoir obtenu un diplôme « universitaire ». Nous avons vu apparaître des MBA, des doctorats professionnels onéreux mais qui ne sont reconnus nulle part. Même pas dans l’université qui la dispense.
Le système LMD est-il le gage du succès de l’enseignement supérieur à travers notamment de slogans tels que l’employabilité, la lisibilité des diplômes, la transférabilité des crédits, la mobilité des enseignants et des étudiants, la compétitivité ?
Le principe est bon. Tout ce qui unit contribue à élever l’humanité, prône l’entente et la paix entre les cultures, les humains, protège l’environnement est à encourager. Cependant, derrière ces nobles slogans se cache la logique capitaliste égoïste de l’appât du gain massif, immédiat et souvent aux dépens des valeurs culturelles, morales et humanistes. Cet appât du gain quant à lui, nourrit une volonté de domination individuelle ou des grands industriels sur le reste de la population mondiale. C’est ce que nous décrions. L’UNESCO est une bonne structure d’harmonisation mondiale des enseignements. Pourquoi ne peut-on pas renforcer l’initiative d’harmonisation des diplômes scolaires et universitaires mise en œuvre par l’UNESCO au lieu d’emprunter un système économiquement correct?
Dans votre livre, vous dites que le système LMD contrôle les consciences, aliène l’homme, contribue à l’exclusion des pauvres à acquérir le savoir et que c’est la raison du plus fort. A-t-il tout de même quelques avantages ?
Comme je l’ai expliqué, le LMD calqué sur le modèle capitaliste aboutit inéluctablement à la conversion des universités en entreprises où les Recteurs, les Doyens et les enseignants d’universités deviennent respectivement comme des Présidents Directeurs Généraux, des Directeurs Généraux et des agents commerciaux.
A-t-il tout de même quelques avantages ? Oui. Dans ses principes de rapprochement de culture, d’employabilité, de lisibilité des diplômes, de transférabilité des crédits, de mobilité des enseignants et des étudiants. Mais il faut toujours faire la distinction entre une école de commerce et une université. L’université tire en effet son nom du latin classique « universitas », dérivé direct de « universus », signifiant «tout entier, considéré dans son ensemble». C’est donc un lieu d’ouverture d’esprit, d’ouverture au monde, à l’univers. Le diplôme terminal de l’université est le Ph.D. ou Doctor of Philosophy. Que ce soit en physique, en chimie, en mathématiques, en géographie ou en histoire, on obtient un Ph.D. En d’autres termes, toutes les sciences repartent à la discipline mère la philosophie, la réflexion, le doute, le recule critique, l’étonnement, l’humilité, la justice sociale. Toutes ces valeurs sont peu ou pas connues en contexte d’entreprise dictée par l’appât du gain à tout prix et à tous les prix. Il faut que nos dirigeants rendent la tâche facile à nos apprenants de faire la distinction entre les deux afin qu’ils fassent un choix éclairé.
Qu’est-ce-que le système LMD apporte à l’Afrique ? Au Cameroun en particulier ?
A l’état actuel où l’implémentation du LMD n’a pas été finalisée en Afrique, il est difficile de faire un bilan clair. Toutefois, on peut constater un matérialisme galopant dans nos universités se manifestant par un accroissement des inscriptions dans les filières de Technologies de l’information et de la communication, des sciences juridiques et économiques et des finances. On assiste aussi à la multiplication des certificats. On observe dans nos universités une frénésie pour l’enrichissement immédiat. Bref, la marchandisation des enseignements prend corps progressivement avec ses avantages et ses inconvénients.
Est-il indispensable pour les systèmes éducatifs africains ?
Dans tous les cas, la majorité des universités africaines sont déjà membres de l’Unesco. L’idée d’harmonisation des enseignements n’est donc pas nouvelle et n’a pas attendue l’arrivée du système LMD pour être adoptée par nos dirigeants. C’est l’économisme et le matérialisme forcenés du LMD arrimé au modèle capitaliste qui nous semblent inquiétants. L’Afrique étant dans une étreinte par les contextes de la mondialisation et du néocolonialisme n’a pas de choix sinon de suivre les pas de ses métropoles coloniales, toutefois, il est grand temps d’implémenter les pensées de nos grands penseurs comme Cheikh Anta Diop, Théophile Obenga, Marcus Garvey, Chancellor Williams.
Serait-il naïf de penser que les universitaires Africains, peuvent créer leur propre système d’enseignement supérieur pour le développement de l’Afrique, Comme l’a suggéré le Pr Motazé Akam, le préfacier de votre ouvrage ?
Évidemment, il n’est pas naïf de le penser. Contrairement à l’idée du berceau greco-latin de la science véhiculée par l’idéologie occidentale et pérennisée par presque nous tous – quand nous voulons parler de l’étymologie d’un mot, nous nous référons aux racines grecques ou latines- l’Afrique est le berceau de l’humanité et de la science. Nous avons tout le potentiel historique, humain, intellectuel pour réactiver ce qui a bâti l’humanité avant qu’elle ne soit déformée par un capitalisme occidental ou oriental catastrophique pour l’humanité, l’environnement et tous les êtres. L’Afrique a vécu en symbiose avec la nature pendant plusieurs milliers d’années. Nous devons réactiver l’amour véritable de l’humanité, l’environnement et de l’être ensemble avec les personnes qui comprennent ces valeurs et se retrouvent dans tous les continents et se réclament de toutes les races.
Pour chuter, vous suggérez aux décideurs, de repenser le système LMD. Comment peut-on le domestiquer, de sorte qu’il sied aux réalités africaines et qu’il puisse dans la même veine, épouser la vision, des « autres » ?
L’Afrique se trouve dans sa condition actuelle de dépendance économique, politique et socio-culturelle des “autres” (pays occidentaux, arabes, chinois, etc.) à cause d’un processus concerté et volontaire de destruction de la conscience noire. C’est du moins les analyses que font Amos N. Wilson dans “The Falsification of Afrikan Consciousness: Eurocentric History, Psychiatry and the Politics of White Supremacy ( en français, La falsification de la conscience africaine : L’histoire eurocentrique, la psychiatrie et la politique de la suprématie blanche) et Chancellor Williams dans “Destruction of Black Civilization: Great Issues of a Race from 4500 B.C. to 2000 A.D.” (en français, Destruction de la civilisation noire : Les grandes questions d’une race de 4500 avant J.-C. à 2000 après J.-C.). Ces livres sont révélateurs et révolutionnaires parce qu’ils proposent une nouvelle approche de la recherche, de l’enseignement et de l’étude de l’histoire de l’Afrique en déplaçant le centre d’intérêt principal de l’histoire des Arabes et des Européens en Afrique vers les Africains eux-mêmes, offrant à la place une histoire des Noirs par les Noirs et pour le bien-être de l’humanité. Car ce n’est qu’à partir de l’histoire que nous pouvons apprendre quelles ont été nos forces et, surtout, dans quels domaines nous sommes faibles et vulnérables. Notre histoire peut alors devenir à la fois le fondement et la lumière directrice d’efforts communs pour planifier sérieusement ce que nous devrions faire maintenant. Ce projet s’inscrit dans l’évolution de la révolution noire qui a eu lieu dans les années 1970, l’accent étant mis non plus sur la politique ou le matérialisme mais sur les questions d’esprit.
Dès que le complexe d’infériorité est vaincu chez la majorité des Africains, le chemin est balisé pour développer nos programmes et proposer au monde nos atouts sans honte ni vergogne. Pour ce faire, un processus de conscientisation par l’auto-éducation, le voyage (c’est en voyant les Blancs mourir pendant la première Guerre Mondiale que des Soldats africains ont vu tomber le mythe de l’invincibilité de l’homme blanc), la curiosité, le travail, la justice sociale, le respect de nos aînés et de nos ancêtres. Or ces valeurs ne se trouvent pas dans l’économisme que prône le LMD dans sa version capitaliste.